La révolution numérique - Congrès PCF

Révolution numérique et capitalisme

J’aimerais, à partir de ce que l’on nomme révolution numérique, souligner principalement deux choses que je trouve primordiales et qui, surtout, permettent de ré-actualiser la pensée de Marx à une époque où certains doutent encore de son caractère contemporain.

La première touche à l’efficacité présumée du mode de production capitaliste, par rapport à tout autre mode de production. La seconde propose une analyse des conséquences sur la construction subjective des individus du capitalisme contemporain.

Efficacité du capitalisme

Concernant l’efficacité présumée du mode de production capitaliste je trouve intéressant la manière dont l’époque contemporaine rend palpable et concret un point central de la théorie marxiste: la contradiction entre rapports de production et développement des forces productives. Ce point central reste souvent assez obscur quand il est uniquement formulé de manière abstraite.

Les rapports de production sont la manière dont les différents éléments de la production portés par les hommes qui en sont propriétaires entrent en contact, se combinent, pour déboucher sur la production d’un bien où d’un service. C’est la manière différente dont ces éléments se combinent qui caractérise un mode de production. Dans un mode de production féodal les différents éléments nécessaires à la production ils se rencontrent par des systèmes de domination directs ; le vassal est mis au travail en échange d’une protection, il n’y a pas d’échange marchand, monétaire, pas de contrat d’individu de libre de droits pour que ce le lien s’établisse. Cette relation de production seigneur/vassal et basé sur une violence directe. Dans un mode de production capitaliste la force de travail, dont le travailleur est propriétaire et libre de droit, libre formellement, et le capital, possédé par un individu ou par une institution bancaire, se rencontrent par l’intermédiaire de marchés et s’échangent contre de la monnaie: marché du travail et marché du capital. L’entreprise achète de la force de travail sur un marché et le capital sur le marché du capital.

Les forces productives, pour aller vite, on peut dire que c’est le produit, l’efficacité de cette manière historiquement déterminée de faire se rencontrer, se combiner, les différents éléments de la production. Ce n’est pas seulement le niveau de technicité des machines crées mais aussi le savoir accumulé par les individus, l’état de l’innovation, la productivité globale des facteurs et la masse produite lors de cette combinaison des différents « facteurs de production ».

Cette contradiction entre rapports et forces de production nous dit ceci : la manière d’organiser la production devient à un certain moment inefficace ! Contradiction ici signifie que le développement d’un des éléments, par exemple les rapports de production capitaliste, se fait au détriment de l’autre ; le développement des forces productives, de la productivité.

Cette contradiction est intéressante à exploiter politiquement car elle creuse un trou, autrement dit elle permet un espace de contestation, dans le discours dominant de l’efficacité présumée du capitalisme vis-à-vis de tout autre manière d’organiser la production, tout autre mode de production. Aujourd’hui nous sommes harcelés par les économistes de plateau télé au nom du pragmatisme économique, de l’absence d’alternative au capitalisme du fait de sa supériorité en termes d’efficacité productive, nous avons ici un espace pour contester la rationalité du capitalisme dans ses propres termes et donc ouvrir la possibilité d’une abolition de l’état des choses existants en termes d’organisation de la production. J’essaierai donc de dire ici : soyons pragmatiques, demandons le communisme, en me basant sur deux exemples de cette contradiction.

Révolution informationnelle

Nous avons un premier exemple de cet antagonisme au cœur du capitalisme dans la manière dont s’organise la production basée sur l’information et le savoir représentant aujourd’hui une part grandissante de la production de valeur capitaliste. Il suffit de voir que les GAFAM (Google, Amazon, Facebook, Apple, Microsoft) ont remplacé les industries pétrolières ou automobiles de l’ère industrielle fordiste en termes de cotations boursières pour comprendre la modification incontournable que la révolution informationnelle implique de nos jours dans l’extraction de plus value. Dans ces secteurs numériques nous constatons non pas une concurrence permettant l’innovation, ou incitant à l’innovation, mais une monopolisation croissante, une concentration extrême, de la production et du capital. A cela s’ajoute des stratégies entrepreneuriales classiques d’organisation de la rareté allant à l’encontre de la neutralité du net (référencement des sites, attribution de bande passante, etc.).

Dés lors nous pourrions poser la question ouvertement à nos économistes de plateaux télé : Où est donc passé le soit disant équilibre concurrentiel et la productivité inhérente au capitalisme que vous défendez corps et âme ? Et nous pourrions répondre à leur place : concurrence et productivité dans le domaine du savoir sont niées par l’organisation même de la production capitaliste.

Le savoir est un bien communiste par excellence ; les idées, l’information, sont des biens dont la productivité repose sur leur diffusion, sur leur partage et sur leur ouverture. On voit donc bien comment le développement de mécanismes de rente impliqués par le développement de la propriété intellectuelle menace le développement des forces productives. Quelle serait la productivité de travailleurs qui auraient dû payer le fait d’apprendre à lire, à écrire, à compter ? On peut se demander en partant du même principe où en seraient le développement de nos modes de production si une personne morale avait déposé et fait respecter un droit de propriété intellectuel sur l’invention de la roue, du feu, du théorème de Pythagore, sur l’idée du communisme (sic, bon maintenant l’accès à la tombe de Marx est payant à londres…) etc.

Le développement de la propriété privé que l’on connait aujourd’hui avec l’essor des droits de propriété intellectuelle pose donc un problème d’efficacité productive autant pour des entreprises privées (qui seraient moins rentable avec des travailleurs analphabètes) que pour la société dans son ensemble qui voit le savoir accaparé par des entités privées alors qu’il pourrait être diffusé à moindre coûts. Une idée n’est pas diminuée, comme une pomme par exemple, lorsqu’on la consomme, elle se duplique, elle évolue, elle se renforce de son partage.

Toutefois on voit bien que dans un mode de production capitaliste, sans droit de propriété intellectuelle aucune entreprise lucrative ne serait incitée à investir dans le savoir si elle doit partager le fruit de son investissement privé. Pourtant nous pouvons également constater comment cette privatisation du savoir en réduit l’efficacité productive pour la société dans son ensemble. C’est cela ce que nous appelons la contradiction entre les rapports de production (les agents entrent en rapports sur la base d’un droit de propriété sur un bien matériel ou non) et la production qui émergent de ce type de rapport, le développement des forces productives (la productivité, la production de biens matériels et immatériels qui découle de ces rapports).

On voit d’ailleurs ici qu’une des voies de résolution de cet antagonisme souvent mis en avant dans la théorie marxiste échoue à nous permettre de comprendre ce qui se passe actuellement. Nous comprenons souvent cette contradiction dans l’œuvre de Marx comme l’annonce d’une révolution future car le développement des forces productives ferait exploser les rapports sociaux de production pour une nouvelle forme, plus émancipatrice. Mais ce n’est pas mécanique ! Ni à sens unique ! Ces dernières décennies nous avons plutôt assisté au renforcement et l’élargissement des rapports de production capitalistes par le renforcement des droits de propriété privé (la propriété intellectuelle a réellement explosé ces dernières années) et de ce qui était « propriétisable » (génome humain ou des semences agricoles par exemple). Nous n’avons donc bien une explosions des rapports de production mais plutôt dans le sens de leur extension. Les rapports de productions capitalistes s’ajustent à la logique capitaliste au détriment de l’essor des forces productives par la marchandisation de champs sociaux jusqu’alors préservés. Ce réajustement des rapports sociaux au développement des forces productives n’implique donc pas automatiquement un bond en avant dans l’émancipation par la révolution. Aujourd’hui nous assistons plutôt à une révolution passive libérale, au sens de Gramsci et une augmentation de ce que David Harvey appelle l’accumulation par la dépossession. Nous sommes dépossédés, en tant que société, par l’essor de la propriété privée s’appliquant à des domaines où elle ne s’appliquait pas jusqu’alors.

On voit ici que tous les argumentaires reposant sur les avantages en termes de productivité du mode de production capitaliste, base de l’argument néoclassique, sont en train de s’effriter.

La concentration des entreprises n’est pas un fait nouveau. Il suffit de regarder depuis quelle année les quelques banques françaises existent pour avoir un indice du caractère intrinsèque de monopolisation de l’économie dans certains secteurs et de la fable que représente le discours des néoclassique sur la libre entrée et la concurrence non faussée. Toutefois le numérique a exacerbé cette tendance à la concentration au point où même des économistes que l’on ne pourrait pas qualifier de Marxistes patentés comme P.Krugman commencent à souligner le ralentissement des gains de productivité comme une conséquence de la monopolisation, c'est-à-dire de la concentration du capital.1 Ces effets dévastateurs de la privatisation de l’intellect général, c'est-à-dire de l’essor des droits de propriété intellectuels sont deux tendances inhérentes au capitalisme évoquées par Marx dés les Gundrisse.

Si la concentration du capital n’est pas nouvelle le numérique a exacerbé cette tendance car la production des biens numériques, ou associés à ce que l’on nomme l’immatériel, possède des caractéristiques particulières. Dans ces conditions techniques de production, sans intervention étatique, ces secteurs impliquent un environnement non concurrentiel, monopolistique ou oligopolistiques. Et ce car le cout associé à leur production décroît au fur et à mesure que la quantité produite et vendue augmente, le premier arrivé sur le marché ne pourra donc jamais être concurrencé, sur le même type de biens, par un entrant en second, produisant, de fait, à un cout supérieur. On pourrait donc qualifier ces secteurs de production de monopoles naturels2 car la production de ces biens nécessite des coûts fixes élevés et des coûts de reproduction, des coûts marginaux décroissants ou nuls. Par exemple la majorité du coût associé à la création d’une musique est une mise de départ puis sa reproduction et diffusion numérique ne coute rien. Dans ce cadre là le fétichisme du capitalisme pour la valeur d’échange limite la production de valeur d’usage : prix élevées, quantités de production réduites, innovation réduite, captation de valeur par ces monopoles au détriment des « clients » et autres secteurs productifs de l’économie.

Cette question pratique et contemporaine nous emmène directement vers la contradiction entre Valeur d’usage et valeur d’échange au sein du capitalisme. Ces faits contemporains soulignent l’inefficacité en termes de valeur d’usage de la production de la valeur d’échange, de la production de plus value qui ne peut se faire que par et pour la production de valeur d’échange.

Baisse tendancielle du taux de profit : Le capital et sa propre limite.

La deuxième inefficacité du mode de production capitaliste sur laquelle ont peut s’appuyer pour contester ce discours dominant de l’absence d’alternative repose sur le concept de sur-accumulation et de crise qui en découle.

Les crises peuvent également être lues sous cet angle de contradiction entre rapport et forces de production : La production capitaliste est basée sur une division du travail entre des entités productives (entreprises) en concurrence pour vendre des marchandises afin de réaliser une plus value. Plus cette plus value est élevée au niveau individuel, plus l’entreprise peut croitre, lever des fonds et donc s’étendre afin contester le marché de ses concurrents. Les entreprises au niveau sont donc poussées dans ce cadre à réduire leur couts de production afin d’augmenter leur profit individuel dans ce jeu concurrentiel et ce en diminuant le nombre de travailleurs, en remplaçant du travail (capital variable) par du capital (capital fixe) si cela amène à une hausse du taux d’exploitation et de la plus value généré au niveau individuel. Si cela implique une hausse de la plus value individuel ce mouvement se généralisant à l’ensemble des entreprises prises dans ce jeu concurrentiel, au niveau macroéconomique, réduit la base, l’assiette, sur laquelle est prélevée cette plus value et donc son niveau global. Or l’investissement, l’accumulation, la croissance de la production dépend de cette incitation unique : le taux de profit. Une entreprise, un investisseur ne fait que se demander quel retour sur investissement il obtiendra. Si le coût de l’investissement augmente (nombre de machines nécessaires pour mettre au travail de manière compétitive des travailleurs) alors que la plus value qu’il peut extorquer au travailleurs diminue alors l’incitation à la production de valeur d’échanges diminue aussi, et l’argent peut bien être balancé sur les marchés financiers plutôt que produire des marchandises, si le retour sur investissement sur ces marchés financiers est supérieur au marché des biens. Cette baisse de la plus value réduit, brouille, la régulation (par le taux de profit) de la production capitaliste et réduit l’intérêt même de production de valeur d’échange pour les entreprises.

Quels que soient les moyens de le différer (hausse de la demande et donc des prix par octroi de prêts bancaires, spéculation financière, baisse des salaires, etc., pour limiter la chute du taux de profit), ce mouvement au cœur même de régulation capitaliste du travail aboutit à une crise de sur accumulation. S’ensuit une dévalorisation du capital, un gâchis en termes de forces productives (immeubles, usines, force de travail inutilisées car non « rentables », Il suffit de voir les 1000 milliards de valorisation (donc de plus value prélevée, ou à prélever, et injecté sur les marchés financiers) pour voir le gâchis que fait le capital en termes de travail effectué). Encore une fois la contradiction obscure entre rapports et développements des forces de production se dit ici clairement, c’est un antagonisme entre la manière dont la production est organisée et l’efficacité de cette production. En un sens nous pourrions également le dire comme ceci : La crise est la suite logique et le déroulement normal du mode de production capitaliste.

Un espace de contestation est ouvert par ces dé-coordinations de classe capitaliste. Nous pourrions dire que le capital est structurellement incapable, jusqu’à un certain point, celui de la crise, de défendre son intérêt de classe. Ici la droite la plus bête du monde acquiert un nouvel écho, celui d’une « prolétarisation de la classe » capitaliste elle-même dans son incapacité à gérer consciemment ses intérêts à long terme au sein de son propre mode de production. En effet, une entente cordiale entre entreprises individuelle pour limiter ou ralentir la sur-accumulation inhérente à la concurrence pourrait sembler rationnelle et dans l’intérêt même du capital, mais irait à l’encontre du mécanisme moteur du capitalisme. Il y a des lois anti-trust pour limiter cette possibilité et ne pas perdre l’avantage présumé du capitalisme en termes d’innovation, de baisse des prix, de quantités produites, etc.

Face à cette dynamique le développement de l’ubérisation que l’on connait aujourd’hui est une réponse à cette baisse tendancielle, comme l’ont été la financiarisation de l’économie et le développement des prêts menant à la crise des subprimes comme le souligne Michel Husson.3

Nous devons assumer un mode de valorisation alternatif, une définition du travail hors de sa définition capitaliste de travail productif, c'est-à-dire travail qui produit de la plus value. Nous devons assumer que la rationalité et le « pragmatisme » sont de notre coté face à un mode de production qui ne marche que par crise et dénigrement de l’usage des choses. Mode de production dont la dé-coordination de la production empêche en dernière instance toute forme de démocratie réelle concernant la définition de la valeur des choses produites.

En définitive cette question de la valeur des choses produites n’existe pas parce que personne n’est là pour se la poser étant donné l’atomisation et la concurrence de tous contre tous sur lequel repose l’organisation du travail. Aux questions absentes que sont : qu’est ce qu’on produit, comment, pourquoi  et pour qui on le produit ?, les réponses implicites et non posée démocratiquement et en tant que telles sont : tout ce qui peut être produit dans un but lucratif, de la manière la moins couteuse possible au détriment de tout autre critère, et pour n’importe qui c'est-à-dire, en réalité, pour personne. Ce mode de production repose sur une logique structurelle d’accumulation et d’appropriation privée de la valeur sans limite extérieure si ce n’est la lutte subjective de ceux qui se réclament du prolétariat.

C’est d’ailleurs à ces questions non posées qu’on essayé de répondre, par une affirmation autre de la valeur économique, des modes d’organisation comme le socialisme réel ou l’émergence de services publics au sein de ce qui est nommé « capitalisme monopolistique d’Etat ». Malgré les différents défauts qu’on peut leur trouver, ou ceux historiquement prouvés, tous ont tenté d’étendre la production en dehors de cette hégémonie capitaliste de la définition du travail et de la valeur économique.

Comme j’ai essayé de le souligner plus tôt ces contradictions créent une ouverture, un espace, pour des modes de valorisation alternatifs. Le développement du mouvement du libre s’il s’est développé sur la base de la révolution informationnelle, accompagné du mouvement des Communs, ce n’est pas pour rien….quoi qu’on puisse penser ce ces mouvements idéologiques, ils tentent de penser à cotés du capitalisme.4 Toutefois il leur manque souvent une pensée en termes de structures, d’institutions politiques et les mécanismes d’interdépendances de ces structures à travers lesquelles se joue la régulation de la production et la reconnaissance de la valeur et du travail fournis. Sans structures politiques organisées les « communs » et le « libre » tendent à rester une forme de travail gratuit, donc d’exploitation et ne permet pas de contester l’hégémonie du capitalisme. Si la règle de marché persiste à s’appliquer au travail cela implique que ce travail devient une marchandise : la force de travail qui se vend à un prix d’équilibre sur le marché du travail impliquant de manière inhérente l’existence de plus value. Car quelle entreprise lucrative embaucherait-elle un travailleur pour un salaire identique ou supérieur à ce que ce dernier lui rapporte en terme de production ? Cela serait illogique dans ces structures économiques. Dés lors l’existence de la plus value et son appropriation privée persistant comme mode de régulation et d’organisation du travail implique ce jeu concurrentiel à l’origine de la baisse du taux de profit et l’instabilité inhérente du capitalisme.

Du rapport entre les choses aux rapports entre les hommes.

La numérisation et la monopolisation de l’économie si elles ouvrent des espaces de contestation du capitalisme impliquent également de nouveaux défis.

Nous ,communistes, avons historiquement beaucoup parlé de prolétarisation objective des travailleurs au sein de l’entreprise mais ce concept prolétarisation pourrait être étendu aujourd’hui à celle des subjectivités individuelles du fait du développement d’entreprises monopolistiques détenant autant, sinon plus, de pouvoir et de « puissance publique » , que les Etats.

Ce qui était, dans le capitalisme fordiste et ses dérivés toyotistes, déjà à l’œuvre à travers la publicité tentant de s’accaparer un « temps de cerveau disponible » pour jouer sur la construction subjective des individus s’étend aujourd’hui par le biais d’outils techniques de masses qui jalonnent notre expérience quotidienne. Au même titre que la distribution de la valeur dans les filières économiques traditionnelles est objectivement bousculée par l’apparition de ces grands groupes et réarticulé autour de la gestion des données5, la gestion algorithmique de l’information développée par les monopoles privés tels que Facebook, Google ou Amazon construisent une subjectivité particulière en court-circuitant et réarticulant les mécanismes classiques de socialisation et de subjectivisation.

Pour rendre les choses un peu plus concrètes imaginez que grâce à la reconnaissance faciale, la dilatation de vos pupilles, un moteur de recherche analyse et réponde à vos réactions en modifiant l’objet de la recherche initiale sans que vous n’ayez besoin d’intervenir activement. Dans cet exemple c’est la constitution d’un désir à travers la fonction de langage qui le soutient qui est court-circuitée. Les modes de réflexivité et de discours, de ce qu’est un sujet, sont modifiées6. Ces avancées techniques, monopolisé par des entités lucratives, représentent un saut qualitatif dans la prolétarisation qui ne se limite pas au savoir individuel d’un travailleur au sein d’une entreprise mais s’étend à de nouveau champs de la vie sociale.

L’impact d’une rationalité en finalité organisée par des entités lucratives sur la subjectivisation n’est que la pointe d’un mouvement de fond s’attaquant également aux institutions et groupes de socialisation.

Comme le souligne S.Zizek, le capitalisme s’étend et réarticule à sa logique de nombreux champs sociaux. La stratégie markéting de starbuck café à pendant un moment reposé sur l’inclusion au prix du bien final d’un acte de charité sous la forme d’un slogan merveilleux « Pour 1 euro de plus sauvez un enfant en Afrique ! »

Ainsi de la même façon qu’on achète du café sans caféine nous achetons des marchandises que l'on nous  montre/vend  comme des actes charitables. Ainsi l'effet subjectif de cette technique markéting est de se dédouaner de la fonction sociale qu'est la charité, par exemple, et donc  de détourner du système social (et de ses institutions) pré-existant qui y répondait (de la religion à l'engagement politique, etc.) pour les remplacer par une relation marchande.

Le message implicite proposé à l’individu interpellé en tant que consommateur est du type : "Vous n'avez plus besoin de vous engager dans un parti, une association, d'aller à l'église, d'être charitable etc., le marché s'en occupe dorénavant pour vous, c’est inclus dans le prix", autrement dit : toute sortie de la logique marchande voulue par le sujet est déjà incluse dans la marchandise et réintégrée dans un acte d’achat.

Cette analyse nous rappelle le message néolibéral et ordolibéral devenu hégémonique. Nous en connaissons une version quasi-similaire depuis les années 80’s : "Vous n'avez plus besoin de puissance publique pour assurer une sphère commune, des services publics, santé, éducation... etc, consommez et le marché s'en chargera pour vous".

Comme le développe Foucault dans Naissance de la Biopolitique, le terme d’économie sociale de marché devenu aujourd’hui hégémonique dans les objectifs des partis politiques tout comme dans les textes européens, ne renvoie pas à la coexistence pacifique de deux sphères économiques ; l’une marchande et privée, l’autre non marchande et publique. L’économie sociale de marché prônée dans les textes européens (et dans l a profession de foi du parti socialiste depuis 2008) assume plutôt que ce sera le marché qui rempliera, et de manière plus efficace, ces fonctions sociales à travers le plein emploi, la hausse du pouvoir d’achat permise par la compétition libre et non faussée (baisse des prix, hausse de la quantité produite, innovation, etc.).7


Se présentent à nous deux formes d’organisation sociales, deux actes sociaux, deux institutions, répondant soit disant à la même fonction sociale (la charité, ou la puissance publique) et substituables en apparence. Mais dans la substitution entre la forme première (relation sociale non marchande, relation entre les Hommes) et la seconde (relation sociale marchande, relation entre les choses) quelque chose d’essentiel n’est il pas modifié ?

Dans la transition vers l’organisation marchande d’une fonction sociale le sujet est interpellé par autre chose qu’un groupe social (famille, société, etc), une autre entité avec des objectifs (lucratifs) différents. Il est également interpellé en tant qu’autre chose ; en tant que consommateur, en tant qu’individu, et non en tant que travailleur, citoyen, croyant, etc, faisant partie d’un groupe social. Ces modes d’interpellations impliquent des modes de subjectivisation et de socialisation radicalement différents.

N’assistons nous pas à un processus similaire lorsque nous naviguons sur internet et que nous sommes interpellés par des propositions d’achat de l’algorithme d’Amazon, des propositions de résultats de recherche de google ou des propositions de connexion à des « amis » sur Facebook ? Dominique Cardon dans ses travaux souligne l’impact des modes de catégorisations algorithmiques sur les sujets. Les propositions qui vous sont faite par ces algorithmes ne se réfèrent pas à une catégorisation des données en termes de classes, de genre, de catégories socio professionnels etc, mais plutôt en fonction de jumeaux de comportements, une somme d’actes anonymes. Il n’existe aucun groupe social auquel notre comportement est renvoyé, aucun groupe de référence symbolisable sur lequel reposent les propositions automatisées de produits, de recherches, d’ « amis » qui nous sont faites par ces algorithmes. Nous ne sommes ramenés qu’à des actes individuels jumeaux, interpellés en tant qu’individus, isolés, et non plus en tant que sujet impliqué dans un groupe social dans un but simple : la maximisation des flux d’informations, d’actes (d’achat), récoltés.

Comment ré-encastrer les marchés lorsque le pouvoir des monopoles se substitue à la puissance publique ou autres groupes de socialisation (famille, etc), contrôlée imparfaitement mais plus démocratiquement que la logique marchande, dans la construction du symbolique et de l’imaginaire des sujets (Programmes scolaires, capital symbolique de certification concurrencées par les écoles privées qui valent plus que les diplômes d’Etat sur le marché du travail8) ?


Nous connaissons aujourd’hui un saut qualitatif à une époque ou la pusisance publique tant bien que mal démocratiquement organisée est en voie de dépérissement puisqu’ il n’y a pas d’alternative à l’extension de la logique marchande. En un sens nous pourrions pousser un peu et aller jusqu’à dire que nos dirigeants politiques eux-mêmes sont à leur tour prolétarisés ; ramenés à une « place de sans place » dans la gestion d’un avenir commun face à des structures économiques qui leur retirent tout pouvoir décisionnaire. La définition du prolétariat selon Marx est « Une subjectivité sans substances » c'est-à-dire un sujet qui ne serait ramené à des choix imposés par les rapports de production dans lesquels il évolue: N’est ce pas l’ambiance du moment? Le dumping social à l’œuvre au niveau international, puis implémenté au niveau national avec l’inversion de la hiérarchie des normes,  par les « différents » partis de gouvernements ? N’en est il pas de même des différentes réformes des universités ramenant la fonction éducative à une adaptation de la force de travail au marché du travail ? La fonction politique devient de plus en plus ramenée à une gestion des affaires sans réel choix possible.

Du risque de déplacement de la fonction du langage constitutive de l’émergence d’un désir à l’interpellation en tant qu’individu dé-corrélé de toute représentation sociale, ces faits ne peuvent que faire écho à l’analyse de Marx dans le manifeste du parti communiste soulevant le caractère déstabilisateur du capitalisme sur les rapports sociaux que nous pensions attachés de manière quasi-essentielle à l’Homme : «  Tous les rapports sociaux, figés et couverts de rouille, avec leur cortège de conceptions et d'idées antiques et vénérables, se dissolvent; ceux qui les remplacent vieillissent avant d'avoir pu s'ossifier. Tout ce qui avait solidité et permanence s'en va en fumée, tout ce qui était sacré est profané… »

Il ne s’agit pas non plus de défendre un point de vue réactionnaire et de lancer une croisade en défense de l’Homme naturel face aux menaces que feraient peser ces nouvelles technologie sur une supposée « essence humaine ». Nous devrions plutôt nous réjouir de la remise en question des rapports sociaux patriarcaux ainsi que de la malléabilité inhérente à cette « essence » car dépendant de choix politiques et de relations sociales. Toutefois nous devons critiquer la manière dont ces institutions sociales et ces subjectivités sont aujourd’hui construites inconsciemment par un mode de production qui ne fait qu’imposer sa rationalité marchande de manière hégémonique à tout forme d’existence sociale. Il s’agit d’affirmer que le capitalisme a un projet, non conscientisé et non régulé démocratiquement, d’homme nouveau, projet politique que l’on qualifiait il y a peu de totalitaire.


Nous devrions accueillir cette malléabilité subjective comme une opportunité contre les tendances réactionnaires voulant ramener l’homme, et la femme, à des positions essentielles et figées. Cette malléabilité nous est rendue de plus en plus visible par les tendances du capitalisme contemporain et nous permet de répéter Marx lorsqu’il affirme que l’anatomie de l’homme clé de celle du singe, nous devons comprendre que l’Homme est un mode dont les fonctions dépendent des relations sociales et des relations de productions dans lesquelles il évolue. D’ailleurs la citation du manifeste continue : « Tout ce qui avait solidité et ipermanence s'en va en fumée, tout ce qui était sacré est profané … et les hommes sont forcés enfin d'envisager leurs conditions d'existence et leurs rapports réciproques avec des yeux désabusés. »9 

Tout comme le choix politique à l’origine de ce qui est considéré comme travail, comme valeur économique, et donc l’absence de limitation quand a la possibilité d’étendre à tout travail concret la qualification de travail abstrait10 cette malléabilité humaine d’un autre niveau nous devrions la fêter avec l’ouverture, et donc l’espace politique, et la prise de conscience qu’elle représente.

La possibilité d’« abolir un état des choses existant » prend un sens plus que jamais radical, cet homme nouveau ré-ouvre la question de la démocratie et du choix collectif de notre futur car nous comprenons bien à partir de ce constat qu’une réelle démocratie ne peut s’arrêter aux portes de l’entreprise ou aux frontières du marché. Nous devons contester ces modes d’organisation capitalistes de la production de marchandises pour pouvoir affirmer une réelle production libre et consciente de l’homme par l’homme …un Homme non essentialisé potentiellement soumis à notre volonté collective propre…

« Et il reste à l'Homme à conquérir toute interdiction immobilisée aux coins de sa ferveur et aucune race ne possède le monopole de la beauté, de l'intelligence, de la force et il est place pour tous au rendez-vous de la conquête et nous savons maintenant que le soleil tourne autour de notre terre éclairant la parcelle qu'à fixée notre volonté seule et que toute étoile chute de ciel en terre à notre commandement sans limite ».11

Dés lors un programme politique positif ne peut pas passer à coté de ces productions, des sujets à la valeur économique, monopolisées par l’inconscience du mode de production capitaliste. Face à cela seul une approche communiste basée sur la réappropriation démocratique du pouvoir par les travailleurs, des moyens aux buts de la production, se révèle à la hauteur des enjeux contemporains.



1 Barry Lynn et Phillip Longman de la New America Foundation soutiennent que l’augmentation de la concentration des entreprises pourrait être un facteur important dans la stagnation de la demande de main-d’œuvre : les sociétés utilisant leurs monopoles grandissants pour augmenter les prix sans verser de gains proportionnels à leurs employés

https://washingtonmonthly.com/magazine/marchapril-2010/who-broke-americas-jobs-machine-3/

Ce décrochage des salaires réels vis-à-vis des gains de productivités est d’ailleurs documenté dans les travaux de Susan Fleck, John Glaser, and Shawn Sprague « The compensation-productivity gap:a visual essay »

https://www.bls.gov/opub/mlr/2011/01/art3full.pdf

Barry Lynn et Phillip Longman déterminent également que nous connaissons une stagnation de l’innovation, non pas du fait que l’humanité serait devenue moins innovante, mais parce que les intérêts en place ont une plus grande incitation à imposer de la rareté, à ralentir l’innovation du fait de la faible concurrence de ces secteurs d’activité.

 

2 Mais en prenant la précaution de rappeler que «  naturel » ne signifie pas que ces caractéristiques (coûts fixes élevés et couts marginaux décroissants ou nuls etc…) sont essentielles, ou intrinsèques au bien produit. Ces caractéristiques semblent liées au bien lui-même mais elles découlent en réalité de la manière dont ces biens sont produits dans ce mode de production. Tout comme la caractéristique de non rivalité d’un bien peut être limitée par l’extension des droits de propriété privée ou le fait que la musique puisse dorénavant être numérisée étend sa non rivalité. De la même manière qu’une idée, ou une plage, est un bien non excluable jusqu’à ce que les droits de privatisations s’adaptent et permettent à certains de se l’approprier, une idée est un bien non rival, mais puisque sa diffusion implique une diminution de la rente de l’innovateur il devient rival du fait du mode de production dans lequel il émerge.

4 Bien sûr, nous ne nous donnerons pas la peine d'expliquer à nos savants philosophes qu'en dissolvant dans la « conscience de soi » philosophie, théologie, substance et tout le saint frusquin, en libérant « l Homme » de la dictature qui n'a jamais pesé sur lui, ils n'ont pas fait avancer d'un pas la « libération » de « l'homme »;qu'il n'est pas possible de réaliser une libération réelle ailleurs que dans le monde réel et autrement que par des moyens réels ; que l'on ne peut abolir l'esclavage sans la machine à vapeur et la mule-jenny, ni abolir le servage sans améliorer l'agriculture ; que, plus généralement, on ne peut libérer les hommes tant qu'ils ne sont pas en état de se procurer complètement nourriture et boisson, logement et vêtements en qualité et en quantité parfaites. La « libération » est un fait historique et non un fait intellectuel, et elle est provoquée par des conditions historique, par l'état de l'industrie, du commerce, de l'agriculture, des relations..." Marx & Engels L’Idéologie Allemande

6 Antoinette Rouvroy  avance dans «Gouvernementalité algorithmique et perspectives d’émancipation » que nous n’assistons pas à une dé-subjectivisation mais une modification de la construction subjective. https://www.cairn.info/revue-reseaux-2013-1-page-163.htm

 

7 Dans la même veine que l’analyse de foucault : « l’économie sociale de marché n’est pas le premier degré de l’Etat Providence », cette économie sociale de marché n’a jamais été conçue comme une « troisième voie » entre socialisme et capitalisme ou comme une «convergence des systèmes » mais comme une économie de marché perfectionnée et efficace. Le résumé de la doctrine que l’ancien « patron » de la Bundesbank fait est très explicite : « ce sont justement les institutions du marché, en situation de concurrence, protectrices de la liberté et instigatrices de bien être qui peuvent atteindre la plupart des objectifs sociaux ». Le progrès social passe par la constitution d’un « capitalisme populaire » reposant sur l’encouragement à la responsabilité individuelle par la constitution de « réserves » et d’un patrimoine personnel obtenus par le travail. L.Erhard expliquait sans aucune ambiguïté sur ce point que : « les termes libre et social se recouvrent (...); plus l’économie est libre, plus elle est sociale, et plus le profit est grand pour l’économie nationale » (Chritian Laval, docteur en sociologie, membre du GÉODE (Groupe d'étude et d'observation de la démocratie, Paris X Nanterre/CNRS)

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9 Manifeste du parti communiste 

10 Voir Bernard Friot. Emanciper le travail

11 Carnet de retour au pays natal : Aimé Césaire.

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